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Interview de Denis Villeneuve, réalisateur de INCENDIES, disponible sur MUBI !

Interview de Denis Villeneuve, réalisateur de INCENDIES, disponible sur MUBI ! 1656 1060 Jean-Philippe Thiriart

Un Incendies qui a enflammé nos cœurs !

Incendies

Réalisé par Denis Villeneuve (2010)
Avec Lubna Azabal, Rémy Girard, Mélissa Désormeaux-Poulin, Maxim Gaudette, Abdelghafour Elaaziz

Drame
2h06

★★★★

Il y a presque dix ans jour pour jour que nous nous sommes entretenus avec Denis Villeneuve, le metteur en scène d’Incendies (distribué dans les salles belges par Cinéart). Une très belle rencontre pour évoquer avec le réalisateur de Prisoners, Sicario, Blade Runner 2049 et Dune (sur nos écrans en septembre prochain) notamment, un film qui nous a énormément touchés. Pour la force de son scénario ainsi que pour l’incroyable interprétation de l’actrice principale du film, la Belge Lubna Azabal, d’abord. Mais aussi pour la construction du film. Cette dernière s’avère en effet elle aussi très intéressante dans la mesure où Denis Villeneuve parvient à nous faire sans cesse voyager dans les différents temps de l’histoire de cette famille dont le spectateur découvrira les passé, présent et futur en même temps que les deux enfants du personnage central du film, Nawal Marwan (Lubna Azabal).

Multi-primé, Incendies avait remporté le Prix du Public lors de l’édition 2010 du Festival International du Film Francophone de Namur (FIFF) et allait représenter, quelques mois plus tard, le Canada aux Oscars. Le film est diffusé depuis une semaine sur le service de streaming MUBI, qui y voit « La percée de Denis Villeneuve ».

MUBI se définit à la fois comme un programmateur, une compagnie de production, un distributeur et un passionné de cinéma. Des nouveaux réalisateurs aux cinéastes maintes fois récompensés. Ce service donne à voir des films « beaux, passionnants et incroyables, en provenance des quatre coins du monde ».

Rencontre

Comment définiriez-vous votre film ?

C’est un passage à l’âge adulte. C’est l’histoire de jumeaux qui, à la mort de leur mère, décident de remonter son histoire pour découvrir un père et un frère dont ils ignoraient l’existence.

Qu’est-ce qui vous a donné envie d’adapter Incendies au cinéma, au départ l’œuvre du dramaturge libanais Wajdi Mouawad ?

J’ai eu un énorme coup de foudre pour la pièce. J’ai été époustouflé, ébahi par la beauté et la force, la puissance du texte. C’est un texte qui parle de l’intimité. Ce qui m’a bouleversé dans ce texte, c’est le discours que Wajdi portait sur la colère, comment la colère voyage de génération en génération dans une même famille, dans un même peuple. J’ai trouvé ça extrêmement pertinent et puissant comme thème. Ça a été instantané : on appelle donc ça un… coup de foudre !

Quel a été l’apport de Wajdi Mouawad, lors des différentes phases de la création du film ?

Wajdi m’a donné carte blanche. Quand je l’ai approché, il a été touché mais il n’était pas sûr que c’était une bonne idée d’adapter Incendies pour l’écran parce qu’il venait d’adapter Littoral, sa pièce précédente. Je crois qu’il avait trouvé le cinéma assez lourd. Il était lui-même en train d’écrire une nouvelle pièce – Forêts – qui le happait complètement. Il m’a donné les droits d’Incendies mais en me disant que j’allais le faire seul, que j’allais être obligé de remonter l’histoire, d’effectuer le même chemin que lui. Il est parti à Paris et puis il m’a laissé travailler sur Incendies. C’est un immense cadeau parce que je n’avais pas le poids de son regard derrière moi. Il m’a permis de faire des erreurs. Je dirais donc que sa participation à l’écriture du scénario s’est faite principalement au début du processus parce qu’il me donnait des pistes : certains photographes, certains textes, certains passages de la bible… C’était très excitant pour moi parce qu’il m’ouvrait l’atelier initial, l’atelier de genèse d’Incendies. C’est vrai qu’il m’a donné les clés de base : tout ce qu’il avait espéré au départ. C’est un cadeau énorme ! Il m’a vraiment donné son access, son intimité créatrice. Puis il m’a laissé avec cela et je me suis débrouillé. Je ne savais pas faire autrement de toute façon !

Sur quels points rejoignez-vous Wajdi Mouawad en matière de mise en scène et en quoi vous êtes-vous éloigné de la sienne ?

C’est une très bonne question ! Je dirais que Wajdi avait créé, dans sa mise en scène, des images d’une très grande force, une force très théâtrale, qui n’étaient pas adaptables au cinéma dans un cadre naturaliste. Cela n’aurait pas du tout fonctionné. C’était très important pour moi de respecter les thèmes et la structure dramatique, que je trouvais très belle, et que j’ai modifiée par rapport au temps et à l’espace pour modeler le scénario, le film. Je suis resté le plus proche possible de la quête du personnage de Nawal. La quête de Nawal était la référence de départ parce que c’était le personnage de base. Et la bible, je la traînais quotidiennement avec moi sur le plateau. Ça a été ma référence tout au long du processus de fabrication du film. La pièce et le film sont complètement différents. Je me suis complètement approprié la pièce. J’ai carrément bousillé la poésie de Wajdi, un texte absolument magnifique que j’ai volontairement massacré pour arriver à en extirper des images et puis à faire du cinéma ! Ce qui est lié, ce sont vraiment les personnages principaux et puis les thèmes de base. La pièce était beaucoup plus touffue. Elle contenait beaucoup plus de violence. Il y avait nombre d’événements supplémentaires. Le film est plus concis et peut-être plus simple que la pièce. J’ai parfois résumé quatre pages de texte en une image.

Êtes-vous d’accord avec moi si je vous dis que les mots « traumatisme » et « thérapie » sont, parmi d’autres bien sûr, deux mots-clés du film ?

Ça me fait extrêmement plaisir de vous entendre dire cela ! Je pense que c’est la première fois qu’un journaliste me parle de « thérapie ». C’est tout à fait le cas ! C’est un texte qui parle de guerre, du Moyen-Orient et de conflits qui me sont très éloignés. Mais il parle aussi de la famille. Et c’est par l’angle de la famille, par l’angle de l’intimité dans une famille, que j’ai pu aborder ce texte. Dès lors, j’ai accentué ce thème dans le film. Il y a un rapport à la thérapie. Pour moi, un des premiers pas, en thérapie, consiste à retourner aux origines de la colère. L’idée, c’est de se dégager de ces colères névrotiques qui viennent en soi entraver la véritable liberté, qui nous empêchent d’être de véritables adultes. Et je trouve que ces thèmes sont très présents dans le cinéma d’une manière ou d’une autre. Dans Incendies, ces thèmes étaient vraiment bien articulés. Et moi, ça m’a profondément touché. Je rajouterais que Wajdi m’avait dit que pour être capable d’adapter la pièce, il fallait que je fasse un travail d’introspection important pour être capable de transposer le théâtre au cinéma. Et ne fût-ce qu’entrer en relation avec le texte sous le bon angle, ça m’a pris des mois.

Quelles options principales avez-vous délibérément choisies à l’heure de scénariser et puis de réaliser Incendies ?

Il y a un point très important. La pièce se déroulait dans un Liban imaginaire. Tout le monde devinait que c’était le Liban parce que Wajdi est d’origine libanaise. Mais le Liban n’était jamais nommé. Tous les lieux sont des lieux inventés. Les événements sont une très grande transposition de la réalité. À un moment, j’ai été très tenté de « marier » l’histoire, l’histoire du Liban. J’ai eu très envie d’incarner le film dans Beyrouth. J’allais me casser la gueule pour plusieurs raisons et j’ai eu de l’aide, des conseils de mes amis libanais et de Wajdi. J’ai réopté pour l’imaginaire, pour des régions imaginaires. C’est la grande question qui s’est posée dans la scénarisation.

Pouvez-vous nous parler de la manière dont vous avez structuré votre récit, en y imbriquant une série de sous-récits ?

La structure de la pièce travaille sur deux présents : le présent des jeunes et le présent de la mère. Personnellement, je n’aime pas les flashbacks au cinéma. Mais ici, je trouvais que les choses étaient vraiment bien articulées. J’ai trouvé cette structure dramatique vraiment en accord. Elle est originale parce que si l’on observe bien les choses, on constate quelque chose de particulier à ce niveau-là dans la pièce, que j’ai essayé de restituer dans le film. On suit le parcours de la fille et puis on la quitte. On entre alors en relation avec la mère dans le même état émotif que dans celui dans lequel on a quitté la fille. On suit un parcours avec la mère, qui nous amène au prochain état de la fille. Il y a une espèce de dialogue, de réciprocité, d’échange dramatique et émotif entre les deux temps. J’ai essayé de conserver ça le plus possible. J’ai été obligé de modifier cette structure mais cette idée, cette manière de raconter l’histoire, était à l’origine dans la pièce.

Vous avez conquis un public assez large là où le film a été présenté. Estimez-vous que le sujet que vous traitez dans Incendies est universel et si oui, en quoi ?

C’est une bonne question. Je pense que les idées de Wajdi sont déjà très fortes à la base. Son théâtre voyage beaucoup. Je ne peux pas m’approprier cela. Il faut rendre à César ce qui appartient à César ! Le film fonctionne grâce à la beauté des idées de Wajdi Mouawad. Si le film est vendu partout dans le monde, c’est grâce à ses idées à lui. Ce sont elles qui font que le film a ce succès. Je pense que cela touche toutes les personnes, qu’elles soient de n’importe quel peuple. À l’intérieur-même d’une famille, le rapport entre le parent et l’enfant est toujours à la base de la construction d’un être humain. C’est tellement universel comme propos, le rapport entre l’enfant et son parent, la colère qui est engendrée chez l’enfant par le comportement de l’adulte, le silence, l’absence de l’adulte… C’est quelque chose qui voyage partout. Ce que je trouve assez admirable, c’est que Wajdi était capable d’en parler, que ce soit dans l’intimité, comme je le disais plus tout, mais aussi de l’illustrer, de travailler dans un espace beaucoup plus large qu’une région ou un pays en conflit, de parler de cette idée de colère, qui hante une société mais aussi un individu.

Quelques mots sur deux de vos acteurs à présent, si vous le voulez bien.
Pourriez-vous d’abord nous parler de la façon dont vous avez travaillé avec votre actrice principale, la Belge Lubna Azabal, et nous expliquer pourquoi vous l’avez choisie, elle, pour interpréter le rôle de Nawal Marwan ?

En réalité, j’ai fait du casting à Paris et c’est Constance Demontoy, la directrice de casting à Paris, qui m’a donné la clé. Je donne son nom parce que ces gens-là ne sont jamais nommés. C’est elle qui m’a dit qu’elle allait, certes, me faire rencontrer une série de comédiens. Mais elle m’a surtout très clairement fait comprendre que Nawal Marwan, c’était Lubna Azabal. Il était impératif, pour elle, que je rencontre Lubna. J’ai eu un entretien avec elle et j’ai été très impressionné par sa présence et par ce qu’elle dégageait. On a parlé de la pièce de théâtre de Wajdi et on a fait un bout d’essai. On dit souvent que « Casting is everything! » mais je pense que c’est vrai ! Quatre-vingt-quinze pourcent de la direction de comédiens, c’est le casting au départ. Et Lubna Azabal avait cette force intérieure, ce feu. Elle a quelque chose de gitan. En anglais, on dit une « drive ». Au-delà du fait que c’est une excellente comédienne, c’est quelqu’un qui est capable de faire passer beaucoup avec juste un regard. Pour moi, c’est très important. À l’écran, elle dégageait quelque chose de très fort. Il est important qu’on puisse croire que ce personnage-là traverse la guerre et est issu d’un village modeste à la campagne sur une frontière au Moyen-Orient. Quelqu’un qui subit une grande violence et est capable d’avoir un écho de résilience par rapport à cette violence-là. On sent qu’il y a derrière la comédienne une force, une capacité d’adaptation. Je sentais ça chez Lubna. Et j’estime que les gens qui ont vu la pièce et qui vont voir le film vont nécessairement avoir des déceptions parce que ce sont deux objets complètement différents. Ils vont avoir des deuils. Mais il y a un deuil qu’ils n’auront pas, et c’est ma grande fierté dans le film, c’est que Nawal Marwan, c’est Lubna Azabal. J’en suis intimement convaincu. C’est très touchant parce qu’à la première du film, à Montréal, la femme qui a créé Nawal Marwan au théâtre était là et elle a trouvé Lubna extraordinaire. Elle a trouvé que c’était vraiment l’incarnation de Nawal, qu’on ne s’était pas trompé du tout.

L’intuition joue un grand rôle à l’heure de choisir un comédien. Par la suite, pour le travail avec le comédien, j’aime beaucoup répéter. Mais ce qui est essentiel à mes yeux, c’est d’entrer en relation avec la personne, comprendre la tête qui est devant moi, comprendre quel genre de vocabulaire je dois utiliser pour aller rejoindre cette personne et pour créer une certaine complicité. Il faut que j’acquière la confiance de l’autre. Je dois être en lien avec cette personne pour être capable de la diriger. Tous les acteurs sont différents. On n’avait pas tout l’argent du monde pour faire le film et on a souvent manqué de temps. Plusieurs scènes ont été tournées à une vitesse incroyable puisqu’on faisait parfois une ou deux prises seulement. Et Lubna s’est montrée très engagée et très combative. Comme une parachutiste, elle ne pose pas de questions, elle saute dans le vide et puis elle atterrit. C’est une actrice très intuitive. Il faut que tout l’aspect cérébral soit fait pendant la préparation. Il ne faut ensuite plus poser de questions. Il faut agir. Il faut vivre.

Dans Incendies, vous dirigez également Rémy Girard…

Rémy, j’avais pensé à lui dès l’écriture du scénario, pour le rôle du notaire Lebel. C’était le seul que j’avais choisi en écrivant le scénario. J’avais deux noms en tête pour faire ce personnage : Rémy et Roman Polanski. Je trouvais que Roman Polanski avait, comme Rémy, les qualités pour jouer le notaire Lebel. Mais pour des raisons évidentes (Il rit.), il ne pouvait pas venir en Amérique. De toute façon, Rémy était parfait. J’étais très heureux qu’il accepte le rôle. C’est un comédien très connu chez nous.

Un véritable monstre sacré du cinéma québécois !

Oui, c’est ça ! C’est un habitué des grands rôles. Et puis il s’est complètement donné, dans une grande générosité, avec une énorme présence ! J’ai adoré travailler avec lui. On m’avait mis en garde en me disant qu’il pouvait être redoutable et puis il s’est avéré être un ange sur le plateau. C’était très touchant pour moi parce qu’il faut savoir que le notaire Lebel est un personnage qui m’est très cher pour toute une série de raisons. Une d’entre elles est que mon grand-père était notaire. Son frère était notaire. Mon père était notaire. Mes oncles sont notaires. Ma tante a marié un notaire. Bref, je suis entouré de notaires ! Mon frère est avocat… Je suis entouré d’un monde que je connais fort bien. Je me souviens que quelqu’un m’avait dit dans une salle l’autre jour que le personnage incarné par Rémy Girard était très… notaire ! Presqu’un peu trop, presque caricatural. Mais j’ai tout de suite répondu à cette personne que c’était tout le portrait de mon père. Que si mon père descendait dans un camp de réfugiés au Moyen-Orient, il aurait sa cravate ! (Il rit.) C’est vraiment un personnage qui m’est très cher.

N’hésitez pas à découvrir notre critique du dernier film de Denis Villeneuve sorti sur nos écrans – Blade Runner 2049 – et du Blu-ray 4K Ultra HD du film, sorti chez Sony Pictures, ainsi que notre retour sur le Blade Runner de Ridley Scott.

Pour découvrir Incendies sur MUBI, c’est par ici !

Jean-Philippe Thiriart

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