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LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES : critiques du film et du combo Blu-ray – DVD, et interview des réalisateurs

LAISSEZ BRONZER LES CADAVRES : critiques du film et du combo Blu-ray – DVD, et interview des réalisateurs 1280 777 Jean-Philippe Thiriart

Aujourd’hui, sort dans nos salles Reflet dans un diamant mort, le nouveau film du duo Hélène Cattet-Bruno Forzani. Avant de vous en livrer une critique, nous vous proposons un retour sur leur métrage précédent : Laissez bronzer les cadavres.

Au menu : critique du film, du combo Blu-ray – DVD, et interview des réalisateurs.

Et, en guise de petit plus, notre interview de Manu Dacosse, le directeur de la photographie du film, rencontré aux Magritte du Cinéma l’année où y était présent L’étrange couleur des larmes de ton corps, le deuxième long métrage de Hélène Cattet et Bruno Forzani, pour lequel il avait remporté le Magritte de la Meilleure image. Un prix qui lui a à nouveau été décerné, quatre en plus tard, pour son travail sur Laissez bronzer les cadavres.

Le film

Du Plomb en Or

Laissez bronzer les cadavres   ★★★★

Réalisé par Hélène Cattet et Bruno Forzani
Scénario : Hélène Cattet et Bruno Forzani, d’après le roman Laissez bronzer les cadavres! de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid
Directeur de la photographie : Manu Dacosse
Avec Elina Löwensohn, Stéphane Ferrara, Hervé Sogne, Bernie Bonvoisin, Pierre Nisse, Marc Barbé, Michelangelo Marchese

Thriller
1h30

Une bande de braqueurs dérobe 250 kilos d’or. Après le casse, les malfrats se voient contraints d’emmener deux femmes et un enfant, se rendant dans un village abandonné et reculé qui sert de planque à la bande. Mais l’arrivée de deux flics va bouleverser les plans de chacun et la retraite virera bientôt au carnage.

Avec ce troisième film, librement adapté du roman éponyme de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid, le duo de réalisateurs Cattet-Forzani enfonce le clou et s’impose comme garant d’un cinéma de genre nouveau qui ne manque pas de rendre hommage aux anciens, gialli italiens en tête de liste.
Après Amer (2010) et L’étrange couleur des larmes de ton corps (2014), l’identité cinématographique du couple est confirmée par ce nouveau long métrage réalisé de mains de maîtres.

L’esthétique, si chère à la réalisatrice et au réalisateur, est encore une fois au premier plan de Laissez bronzer les cadavres. Au même titre que leurs deux films précédents, une influence du cinéma italien des années 70 ne peut être niée. Nous voilà donc ici en présence d’un ovni à la croisée des chemins entre film noir, polar et western.

Esthétique rime avec beauté plastique mais pas seulement. Certes, Cattet et Forzani attachent en effet énormément d’importance au rendu visuel de leurs films, avec la photographie éblouissante de Manu Dacosse (NDLR : la photographie d’Amer et de L’étrange couleur des larmes de ton corps, c’était déjà lui. Il avait d’ailleurs obtenu le Magritte de la Meilleure image pour son travail sur L’étrange couleur des larmes de ton corps : voir notre interview ci-dessous.) Mais ils ne s’arrêtent pas là, la bande-son jouant également un rôle prédominant dans l’atmosphère du film. Que ce soit la bande originale ou simplement les bruitages de scène (aaah, ce son envoûtant du cuir !), l’ensemble participe à l’œuvre et chaque aspect contribue à ce que l’objet filmique soit un réel plaisir des sens.

Manu Dacosse, lauréat en 2019 du Magritte de la Meilleure image pour son travail sur Laissez bronzer les cadavres
Crédit photo : Madame fait son Cinéma – Stéphanie Lannoy

Et ces sens, parlons-en. Le cinéma du duo est un cinéma sensoriel, charnel. La caméra ne se veut pas uniquement le vecteur de présentation des scènes mais représente un réel relais entre celles-ci et le spectateur, au point que ce dernier peut ressentir la chaleur plombante du soleil, les odeurs, les textures. La manière de filmer, les différents points de vue adoptés ou encore les gros plans sur des parties de corps (marque de fabrique des réalisateurs depuis leurs débuts) y sont évidemment pour beaucoup dans cette envie de faire participer celui ou celle qui se laisse prendre au jeu et peuvent très facilement reléguer au second plan un jeu d’acteurs parfois bancal.

Signalons que c’est le monteur son et coordinateur des effets visuels Daniel Bruylandt qui a collaboré avec le duo Cattet-Forzani sur leurs quatre longs métrages. Il remportait d’ailleurs, aux côtés de Yves Bemelmans, Benoît Biral et Olivier Thys, le Magritte du Meilleur son pour Laissez bronzer les cadavres. Il a aussi travaillé sur le son en postproduction de The Belgian Wave de Jérôme Vandewattyne, réalisateur de Slutterball et de Spit’n’Split, notamment.

Laissez bronzer les cadavres est un métrage résultant d’une certaine expérimentation en matière de mise en scène. Si chaque détail, chaque mouvement de caméra, chaque coup de feu a son importance, certaines idées et transitions de plan participent également à l’ambiance générale. Une très jolie preuve que le cinéma peut encore inventer. Et surprendre !

Guillaume Triplet, avec la participation de Jean-Philippe Thiriart

Nos cotes :
☆              Stérile
★              Optionnel
★★          Convaincant
★★★       Remarquable
★★★★    Impératif

Le combo Blu-ray – DVD

★★★★

Bel objet pour le moins complet que ce combo Blu-ray – DVD de Laissez bronzer les cadavres, qui comprend le film en Blu-ray et en DVD, donc, ainsi qu’une série de bonus, et quels bonus ! Cinq interviews, la bande annonce et un teaser du film, le récit de tournage, écrit par le journaliste et critique de cinéma Christophe Lemaire sous forme de livret et, enfin, deux courts métrages du duo Cattet-Forzani : Santos Palace (2006) et O is for Orgasm (segment de The ABCs of Death, film à sketches d’horreur américano-néo-zélandais sorti en 2012).

Les interviews

Plutôt que de prendre eux-mêmes la parole, estimant peut-être qu’elle et il le font déjà entièrement à travers leurs films, Hélène Cattet et Bruno Forzani préfèrent ici la donner, pendant près d’une heure et demie, à quatre de leurs acteurs et actrices – Elina Löwensohn, Dominique Troye, Stéphane Ferrara et Bernie Bonvoisin -, et à Jean-Pierre Bastid, coauteur avec Jean-Patrick Manchette du roman éponyme de Laissez bronzer les cadavres, et Doug Headline, le fils de ce dernier, qui est aussi le producteur associé du film.

Elina Löwensohn établit un lien entre le cinéma de ses réalisateurs et les gialli, de Dario Argento notamment. Elle explique qu’avec eux, elle a le sentiment de faire du vrai cinéma et détaille leur processus créatif si spécifique. Elle qui « préfère faire des films où la personnalités des auteurs est présente », ne souhaite pas jouer dans « des films qu’on peut voir à la télé », et a un véritable amour pour la pellicule.

Ensuite, Dominique Troye, qui n’était plus retournée devant une caméra depuis 25 ans, jouant bien souvent des rôles pour le moins déshabillés, souligne entre autres à quel point ses réalisateurs sont complémentaires, après nous avoir parlé de sa rencontre avec eux et de la façon dont son rôle lui a été confié. Elle présente aussi, de manière fort intéressante, la conception d’un des dispositifs utilisés pendant le tournage, dont nous ne vous dirons rien de plus, de peur de divulgâcher une partie du récit, comme disent nos amis québécois.

Par après, Stéphane Ferrara, ancien champion de boxe « formé par Galabru », nous parle de sa rencontre avec Jean-Paul Belmondo, rencontre qui en a, elle-même, mené à une autre : celle de Jean-Luc Godard. Lui, pour qui la caméra doit aimer les acteurs, voit en Hélène Cattet et Bruno Forzani deux des membres de sa famille de cinéma, eux qui transgressent les règles du cinéma en faisant du grand cinéma à travers, ici, un film précurseur. Il nous parle alors, lui aussi, de son rapport à la pellicule.

Au tour du comédien rockeur Bernie Bonvoisin, par la suite, de nous parler de la manière de travailler de Hélène Cattet et Bruno Forzani, des « chabraques » dans l’univers desquels c’est « un privilège d’entrer ». Il explique combien il sentait sur le plateau, situé à 800 mètres d’altitude, « qu’il se passait quelque chose de différent », combien, quand on allait « se le prendre dans la gueule », ça allait être puissant. Il nous confie aussi qu’il a vu dans ce film des choses qu’il n’avait jamais vues auparavant.

Enfin, ce sont Jean-Pierre Bastid et Doug Headline qui, séparément, nous permettent d’en apprendre encore davantage sur le film.

Jean-Pierre Bastid, grand amoureux du cinéma américain de série B, nous retrace la genèse de l’ouvrage coécrit avec Jean-Patrick Manchette. Il évoque aussi, notamment, leur envie de cinéma, bien avant l’écriture de Laissez bronzer les cadavres !, livre dans lequel il voit un polar, certes, mais aussi un western.
Doug Headline, lui, nous fait part, entre autres, de la manière dont a été coécrit Laissez bronzer les cadavres !, une expérience d’écriture à la fois « assez hasardeuse et assez sympathique » d’un livre qui renferme un peu de commentaire social, ainsi que socio-culturel.

Jean-Philippe Thiriart

L’interview des réalisateurs

Bruxelles, Avenue Louise, Workshop Café. 8 janvier 2018, 17h.

C’est dans ce cadre détendu mais néanmoins propice au travail que nous avons rendez-vous avec les réalisateurs Hélène Cattet et Bruno Forzani à l’occasion de la sortie, le mercredi 10 janvier 2018, de leur troisième long métrage : Laissez bronzer les cadavres. Le sourire aux lèvres et tout en décontraction, les responsables des chefs-d’œuvre Amer et L’étrange couleur des larmes de ton corps ne seront pas avares en explications sur leurs méthodes de travail, leurs visions cinématographiques, leurs influences et la « carte blanche » qui leur sera consacrée au Cinéma Nova du 10 janvier au 25 février 2018. Un entretien des plus riches autour d’un thé, d’une eau gazeuse et d’un double espresso. Parce qu’on a beau être détendu, on n’en est pas moins sérieux.

En Cinémascope : Laissez bronzer les cadavres est votre troisième long métrage. Vous avez déjà une certaine notoriété auprès du public de cinéma de genre mais pour un public plus large, qui sont Hélène Cattet et Bruno Forzani ?

Bruno Forzani : Moi, j’ai l’impression que c’est Hélène qui a la réponse. (il rit)

Hélène Cattet : C’est assez difficile comme question. C’est vrai qu’on a un certain public mais j’ai l’impression qu’on touche un public déjà un peu plus large que celui du cinéma de genre. On a bien sûr un public fidèle au genre mais on passe aussi dans des festivals de films plus généralistes.

B.F. : Les spectateurs qui aiment le genre aiment peut-être nos films parce qu’ils y trouvent tous les ingrédients en termes d’érotisme ou de violence car on y va à fond. Et les gens qui aiment plus le cinéma d’auteur avec une recherche formelle ou esthétique y trouvent aussi leur compte parce qu’il y a aussi un gros travail à ce niveau-là. C’est un peu pour ça que nos films passent dans des festivals de films de genre mais aussi dans des musées d’art contemporain ou encore à l’UGC comme au Nova. C’est assez varié. C’est difficile à définir, ça mélange plein de choses.

Laissez bronzer les cadavres, un duel au soleil

E.C. : Ce film est adapté d’un roman de Jean-Patrick Manchette et Jean-Pierre Bastid. Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce livre et vous a donné envie de l’adapter au cinéma ?

H.C. : Pour ma part, ce que j’ai aimé en le lisant, c’est que je l’ai trouvé d’emblée très cinématographique et très visuel. Tout y était déjà posé : les ambiances, presque les cadrages… c’était tout le temps dans l’action. Et cette action me faisait penser à des westerns à l’italienne. Je m’y suis vraiment retrouvée parce que, comme on aime beaucoup le cinéma de genre italien des années 70, j’ai vraiment eu des images qui me sont revenues de films à la Sergio Leone.

B.F. : Ce que moi, j’ai aimé, en lisant le livre, c’est que tout était raconté en termes d’espace et de temps. Donc c’était hyper cinématographique. Et ça rejoignait ce qu’on avait fait avant puisqu’on n’est pas du tout dans une approche psychologisante mais plutôt dans une optique comportementaliste où les personnages se définissent par leurs actions.

H.C. : Les personnages se racontent par ce qu’ils font. On comprend qui ils sont en les voyant agir et pas par des dialogues explicatifs. C’est vraiment cette action, leurs gestes, les choix qu’ils font, qui parlent des personnages et qui font tout avancer.

E.C. : Vous parliez de cinéma italien des années 70. Que ce soit dans Amer, dans L’étrange couleur des larmes de ton corps ou encore ici, dans Laissez bronzer les cadavres, on remarque bien que l’esthétique est prédominante chez vous, qu’elle soit visuelle ou sonore. L’influence de ce genre de cinéma est-elle encore assumée ou devient-elle ennuyeuse pour vous à force d’entendre dire que vos films sont des hommages aux gialli italiens ?

B.F. : Il y a deux choses en fait. Le côté années 70 est assumé parce qu’on est nés dans cette période-là. Mais c’était surtout une époque où le cinéma était en recherche, était très créatif. Tu as eu la Nouvelle Vague à la fin des années 60 et puis le cinéma de genre par la suite était quelque chose de créatif, ce n’étaient pas juste des produits, il y avait une vraie recherche. Donc, de ce point de vue-là, on est dans cette mouvance. Par contre, on ne perçoit pas vraiment ce qu’on fait comme des hommages à un truc qu’on aime bien. C’est quelque chose de plus viscéral. On se sert davantage d’un langage pour raconter des histoires personnelles.

H.C. : C’est vrai que ce cinéma nous a nourris et nous a inspirés mais je pense qu’on a digéré et oublié ces références, et maintenant elles sont en nous. Quand on fait un film, ça sort naturellement. C’est devenu notre vocabulaire, notre manière de faire.

E.C. : Vous parlez justement de ce qui vous a nourris. Quel est donc votre parcours cinématographique ?

B.F. : Ça a commencé quand on était petits avec ce qui passait à la télé genre King Kong, Charlot… Les premiers souvenirs que j’ai, c’est ça. Et puis après, au cinéma, j’ai vu les Walt Disney. Par la suite j’ai découvert Fellini avec La Dolce Vita vers mes dix ans. À partir de douze ans, j’étais à fond dans les films d’horreur, slashers et autres. C’est à ce moment-là que j’ai découvert le cinéma de genre italien où, par rapport aux films américains qui étaient des produits sans surprise, tu avais vraiment de la mise en scène, la violence était exploitée de manière graphique et pas du tout puritaine. Ça donnait quelque chose de différent. Après cela, il y a eu Orange Mécanique. J’étais à cette époque en recherche d’adrénaline. J’entendais parler de ce film depuis que j’étais petit et je me le représentais un peu comme un summum de la violence. Alors que quand je l’ai vu, ce n’était pas un film violent mais plutôt un film sur la violence, ce qui m’a donné un autre point de vue. Et donc si tu me demandes mon parcours cinématographique, je te dirais que tout s’est un peu construit en allant de Charlot à Orange Mécanique.

Orange mécanique, un des films qui ont construit le réalisateur qu’est Bruno Forzani

H.C. : Pour ma part, c’est plus comme si j’avais trouvé un moyen d’expression. Je n’ai jamais été super à l’aise pour parler ou m’exprimer par le verbe. Donc quand j’ai découvert la manière dont on faisait des films, j’ai eu l’impression de trouver un moyen de dire les choses. C’est vraiment avec la pratique que j’ai appris. On a commencé à faire des courts métrages autoproduits, sans argent. On faisait ça avec les copains et on a appris petit à petit à faire nos films, à construire notre univers, à essayer des choses…
Les festivals nous ont aussi beaucoup aidés, soutenus, encouragés. Et grâce à eux, on a essayé de trouver un producteur. C’est comme ça qu’on a rencontré notre productrice, Eve Commenge, avec qui on a fait tous nos longs métrages.

B.F. : C’est aussi avec elle qu’on a fait notre dernier court, Santos Palace (2005).

H.C. : Ce court métrage a été notre première expérience avec un producteur. On a donc progressé à partir de là.

B.F. : On a appris de manière pragmatique et non intellectuelle. Comme on a commencé à faire les choses avec des moyens très pauvres, on ne pouvait pas faire tout ce qu’on avait dans la tête. On a donc toujours conçu les films par rapport aux moyens qu’on avait et pas par rapport à une idée folle.

H.C. : Pour les courts métrages, on n’avait rien du tout, pour ainsi dire. C’était vraiment le système de la débrouillardise totale et ça nous a appris à fonctionner d’une certaine manière. C’est comme ça qu’on a fait Amer.

B.F. : On voulait tourner en pellicule mais comme on n’avait pas d’argent pour en acheter, on l’a fait en diapositives comme Chris Marker dans La Jetée (NDLR : court métrage français sorti en 1962 et salué par la critique). On ne pouvait donc pas faire de prises de sons directes. Du coup, on a développé cette manière de faire le son en postproduction.

H.C. : Tous nos films sont faits comme ça. On n’a pas de preneur de son, donc tous nos films sont muets quand ils sont tournés et montés. Après, on recrée tous les sons avec un bruiteur.

B.F. : Il y a donc un deuxième tournage, qui est sonore.

H.C. : C’est pour ça que le son est aussi important, parce qu’il y a une étape où on ne travaille que ça.

E.C. : Ce qui marque chez vous, au niveau de la réalisation, c’est l’importance de chaque détail. Comme si chaque plan et chaque point de celui-ci participaient à la narration du film. On a l’impression que vous êtes de grands perfectionnistes…

B.F. : C’est un peu notre problème et du coup on souffre beaucoup. (il rit) La postproduction est donc un long tunnel de neuf mois.

H.C. : Il faut être un peu masochiste. C’est super dur mais on n’arrive pas à faire autrement. Chaque détail parle de l’histoire et des personnages donc chaque détail est important.

B.F. : Du coup, dans la manière de travailler, on est obligés d’être là en permanence dans le dos des gens et de les embêter. (il rit)

E.C. : Il y a aussi un côté très expérimental chez vous…

B.F. : Pour ma part, ce n’est pas quelque chose que je revendique mais c’est juste parce qu’on essaie de raconter nos histoires par la forme, par le montage et par des outils cinématographiques. Alors est-ce que c’est le cinéma qui est devenu plus pauvre maintenant et que dès que tu travailles un peu la forme et que tu utilises un peu ces outils, ça devient expérimental tellement le reste, ce n’est que des champs – contre-champs avec des personnes qui parlent dans une pièce, je ne sais pas. Mais moi, en tout cas, je n’ai pas la sensation de faire des films expérimentaux.

H.C. : Moi non plus mais je sais qu’on essaie d’utiliser au plus ces outils visuels et sonores. C’est vrai qu’on essaie des choses et on en « expérimente » d’autres quand même.

E.C. : Vous fixez-vous des limites dans ces mises en forme ?

B.F. : Moi, ma seule limite, c’est Hélène.

H.C. : Et moi, c’est Bruno. (ils rient) On s’arrête quand on est satisfaits et qu’on a réussi à faire passer tel ou tel sentiment. On aime raconter des choses avec un certain nombre d’éléments mais que ceux-ci ne soient pas totalement expliqués. On aime que le spectateur se crée aussi son histoire.

E.C. : Vous laissez une place à l’interprétation…

H.C. : Exactement ! Comme quand on lit un livre. On s’imagine des choses, on a sa place dans le livre. On veut que le spectateur ait aussi sa place dans le film et que chacun, en fonction de qui il ou elle est, de son expérience, de son bagage, s’imagine ou vive les choses un peu différemment que son voisin. Et, en même temps, ça reste une démarche collective parce que c’est quelque chose qu’on fait pour l’ensemble.

E.C. : Finalement c’est une démarche assez vendeuse pour vos films parce que ça signifie qu’on peut regarder plusieurs fois le film et le vivre peut-être différemment à chaque fois.

B.F. : On le fait dans cette optique-là, pour qu’à chaque fois que tu le revois, tu découvres de nouvelles choses et qu’il prenne plus de profondeur.

E.C. : Y a-t-il une dimension mystique, de rêves ou de fantasmes dans les histoires que vous racontez ?

H.C. : Tout à fait. C’est vrai que ce film-ci est un peu différent des autres mais on essaie de travailler sur les fantasmes des personnages…

B.F. : Et d’effacer la limite entre le rêve et la réalité.

H.C. : On essaie de jouer avec les frontières : passé-présent, rêve-réalité, fantasme-réalité…

E.C. : À ce propos, existe-t-il un rêve ou un fantasme cinématographique que vous aimeriez réaliser ?

B.F. : J’ai déjà l’impression qu’on l’a réalisé avec tout ce qui nous arrive en ce moment, le fait d’avoir fait des courts métrages et trois longs, que des personnes s’intéressent à ce qu’on fait, que ça procure des sensations aux gens, de les voir émus ou énervés à la fin du film…

Laissez bronzer les cadavres, ça va chier !

E.C. : Vous aimez susciter les réactions ?

H.C. : Nous, on aime bien avoir des réactions au cinéma. On aime ressortir en étant questionnés, perturbés, épuisés. En tout cas, en ayant vécu quelque chose qui nous fait réfléchir. C’est donc peut-être pour ça aussi qu’on fait de tels films.

E.C. : Pourriez-vous nous parler de la bande originale et de vos choix musicaux pour Laissez bronzer les cadavres ?

H.C. : Le thème principal vient du film La Route de Salina de Georges Lautner (1970).

B.F. : C’est un film français qui a été tourné à Lanzarote. Un peu particulier, parfois légèrement Quatrième Dimension et totalement hippie dans l’esthétique et dans la nudité des personnages. Et cette musique assez incroyable a été écrite par le chanteur français Christophe. Elle nous faisait énormément penser aux westerns de Sergio Leone et comme notre film est un peu un mélange de genres, on trouvait que cette musique était cohérente. Puis on a utilisé des vrais thèmes de westerns à l’italienne comme Le Dernier Face à face d’Ennio Morricone. (NDLR : extrait du film du même nom de Sergio Sollima (1967)) On a utilisé plusieurs thèmes de ce compositeur dans le film. Notre but était d’utiliser ces musiques parfois dans un autre contexte que celui pour lequel elles avaient été faites au départ. On en a par exemple utilisé une dans la phase de préparation du braquage dans le film, donc plus dans un contexte de polar que de western. Une autre provient de la période bruitiste d’Ennio Morricone. Quand il collaborait avec Dario Argento, donc purement giallesque expérimentale. Et une autre vient du giallo Qui l’a vue mourir ? (Aldo Lado, 1972) Le thème est assez atypique, avec des chœurs d’enfants. Et on l’a utilisé parce qu’on cherchait quelque chose d’un peu fiévreux pour la scène du duel. On avait essayé de l’utiliser à l’époque pour L’étrange couleur des larmes de ton corps mais ça ne collait trop au giallo et donc ça aurait eu ce côté hommage et référence qu’on ne voulait pas. Alors qu’ici, elle avait sa place et pouvait avoir une autre signification.

Le Dernier Face à face, plus qu’une source d’inspiration pour Hélène Cattet et Bruno Forzani

E.C. : N’est-ce pas trop difficile de faire des films à deux tout le temps ?

H.C. : Si, c’est super dur. (elle rit)

E.C. : Des conflits artistiques ?

H.C. : Oui, tout le temps. (elle rit)

B.F. : Après L’étrange couleur des larmes de ton corps, on ne pouvait plus se saquer. (il rit)

E.C. : Mais vous avez remis le couvert quand même…

B.F. : Oui, on a remis le couvert mais en partant sur une adaptation. On n’avait pas un scénario personnel.

H.C. : C’est la première fois qu’on adapte quelque chose mais c’était pour retrouver une manière plus légère de travailler. Comme les films précédents étaient très personnels et que, malgré tout, on a des points de vue et des univers différents, le but était de faire quelque chose où les deux soient satisfaits. Et parfois, c’est une lutte.

B.F. : Surtout que ce sont des films qui sont sensoriels, subjectifs, c’est donc assez difficile quand l’un ressent le truc et l’autre pas, parce que si tu ressens, tu ne peux pas expliquer à l’autre.

H.C. : C’est intéressant malgré tout, mais ce n’est pas la facilité.

Une carte blanche au Nova pour le duo de réalisateurs

E.C. : À partir de ce mercredi 10 janvier 2018, vous avez une carte blanche au Cinéma Nova. Quatre films seront projetés. J’aimerais terminer cette interview en vous demandant quelques mots sur chacun d’eux et sur ce qu’ils représentent pour vous.

B.F. : Il y a Bullet Ballet (Shin’ya Tsukamoto, 1998), un film au son assez puissant et au montage hyper « cut », dont tu ressors assez épuisé. Mais c’est une expérience que tu ne peux vivre qu’en salle. Les premiers films de Tsukamoto, je les avais d’ailleurs découverts au Nova. Tu parlais tout à l’heure de détails et j’avais lu une interview de Tsukamoto concernant Tetsuo 2 (1992) où il disait qu’un des grands maîtres japonais avait vu le premier Tetsuo (1989) et lui avait dit que ça manquait de détails. Il a donc fait Tetsuo 2 en y faisant plus attention et ça m’avait marqué.

H.C. : Il y a aussi Seul contre tous (Gaspar Noé, 1998, avec Philippe Nahon). C’est un film qui nous a réunis parce qu’on l’a vu ensemble au Nova, décidément, et c’est un film qui nous a donné quelque part le déclic pour commencer à faire des films sans argent. C’est un film qui est autoproduit et que Noé a fait par ses propres moyens. C’est en pellicule, c’est ingénieux, et la photo est magnifique.

B.F. : Et c’est en cinémascope ! (NDLR : ouiii : il l’a dit !) En termes de cadre, c’était hyper carré, fixe.

H.C. : Ça nous a beaucoup influencés dans la démarche et l’esthétique. Il est à la base de notre collaboration.

B.F. : C’est aussi une manière complètement transversale d’aborder le genre. C’est comme un « vigilante » mais raconté d’une autre manière.
Après, il y a Le Dernier Face à face de Sergio Sollima (1967) dont l’une des musiques se retrouve dans Laissez bronzer les cadavres. Par rapport aux westerns à l’italienne, il est moins graphique que les autres mais les personnages cassent un peu le mythe américain. Ils sont tous gris et tu n’as pas le gentil shérif et les méchants indiens. Au niveau de l’histoire, c’est aussi très prenant parce que c’est une autre manière de raconter cette histoire américaine.

Venus in Furs, dont le réalisateur, Jess Franco, a réalisé plus de 200 films

H.C. : Et le dernier c’est Venus in Furs (Jess Franco, 1969) pour le côté psychédélique, pop, 70s.

B.F. : Personnellement, je trouve que c’est un des meilleurs films de Jess Franco, même si je ne les ai pas tous vus puisqu’il en a fait 180 (il rit) (NDLR : Jess Franco est en fait crédité pour plus de 200 réalisations.) Après, en termes de pop, de costumes, d’iconographie de l’héroïne, d’effets… c’est très créatif. Il y a aussi le côté jazzy du film par sa musique et sa construction. Et pour Laissez bronzer les cadavres, on a aussi abordé l’esthétique avec un côté pop. Donc ce genre de films nous a aussi inspirés.
La carte blanche du Nova met ainsi en évidence quatre films qui représentent autant de facettes de notre approche.

Propos recueillis par Guillaume Triplet, avec la participation de Jean-Philippe Thiriart

L’interview de Manu Dacosse

Manu Dacosse, directeur photo, notamment, de tous les longs métrages de fiction belges de Fabrice du Welz depuis que le réalisateur de Calvaire et lui ont travaillé ensemble sur Alleluia (Adoration, Inexorable et Maldoror) avait remporté, en 2015, aux Magritte du Cinéma, le Magritte de la Meilleure image pour sa direction photo sur le deuxième long métrage de Hélène Cattet et Bruno Forzani : L’étrange couleur des larmes de ton corps.

En Cinémascope : Comment avez-vous travaillé avec votre duo de réalisateurs, Hélène Cattet et Bruno Forzani, sur L’étrange couleur des larmes de ton corps ?

Manu Dacosse : Ça fait 15 ans que je travaille avec Hélène et Bruno. Nous avons fait plusieurs courts métrages ensemble, dès que je suis sorti de l’école. Puis on a reçu des subventions et leur premier long métrage, Amer, s’est monté, lequel m’a ouvert d’autres portes.

Amer, qui était en lice aux premiers Magritte du cinéma…

Tout à fait. Ensuite, Fabrice Du Welz a vu ce film et m’a appelé pour Alléluia.

L’étrange couleur des larmes de ton corps est un film que Vincent Tavier, producteur d’Alleluia, notamment, aurait beaucoup aimé produire…

On fait un peu partie de la même famille. C’est quelqu’un que j’apprécie énormément, tout comme le style des films qu’il produit. Et c’est vrai que je pense qu’il nous aiderait sans doute si on faisait appel à lui. On fait partie de cette même petite famille-là du cinéma de genre en Belgique.

Comment traduisez-vous à l’image les idées de vos réalisateurs. Elles sont parfois complètement folles. Un challenge pour vous ?

Ils ont des idées complètement folles mais c’est pour ça que je les aime ! (il rit) Ils me poussent toujours dans mes derniers retranchements et je n’ai pas de limite avec eux. C’est pareil avec Fabrice (du Welz) : on ne se donne pas de limite. On va au bout, on cherche et on pousse. Je fais d’autres films que l’on pourrait qualifier de plus commerciaux. Ici, il s’agit vraiment d’un cinéma de genre qui veut, à mon sens, se démarquer des autres cinémas. On pousse donc dans les limites.

Un mot sur le BIFFF, le Festival International du Film Fantastique de Bruxelles, si vous le voulez bien ?

J’aimerais bien y voir un de nos films sélectionné. J’y vais souvent et je trouve que c’est un très bon festival à l’excellente programmation. Je serais heureux qu’ils m’invitent. (NDLR : Manu Dacosse avait été, peu après, invité par le Festival, mais n’a finalement pas pu s’y rendre en raison de son emploi du temps.) Ils ont fait une conférence de directeurs photo voici deux ans qui était vraiment très intéressante. Ce sont des gens qui aiment le cinéma.

Trois raisons pour lesquelles il faut aller voir Alleluia, cette fois ?

Parce que c’est vraiment du cinéma.
Parce qu’on ne sort pas indemne du film.
Et parce que c’est un film très fort sur l’amour et ses dérives.

Propos recueillis par Jean-Philippe Thiriart